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Tahar Djaout

Mon amoureuse

Te perdre
C'est retrouver le néant des sables
Avec ses os de seiches obstruant ma bouche,
C'est retrouver le jour encombré d'épluchures,
Jonché de squelettes épineux

Toi perdue,
Mes mains se videront de tout ce qui les faisait gémir ou trembler,
Mes lèvres n'atteindront plus aux voiles du ciel frais,
Les épines des rosiers ne serviront qu'à composer au monde
Un visage barbelé.

Toi perdue,
Je serai ce corps neutre
Où les angoisses font halte.

Toi perdue,

Je ne retiendrai dans mes bras
Que ce tas de sable qui coule,
Avec la mort embusquée dans le dernier grain.


Les Rets de l'oiseleur
(Roman) - Seuil, Paris, 1983
Le guêpier


Nous revînmes vers la plaine. Durant notre marche, la tête me tournait de joie. La sève pesante des figuiers et des lauriers aux feuilles amères coula bientôt en moi. J'étais oppressé par un poids si lourd de beauté. Je m'assis à l' ombre opaque et clémente d'un figuier et me pris à écouter les mêmes bruits de la terre. Un bourdonnement confus (quel insecte l' engendrait ?) fait de musiques superposées m'empêchait de concentrer mon ouïe. Bientôt mon corps lui-même ne fut qu'un immense champ jonché de chaume et de fleurs fanées. Je laissais les couleurs m'envahir.


Extrait du Livre chercheurs d'Os

Le sujet préféré et inépuisable des habitants de ce pays c'est la bouffe.
Depuis que nous sommes devenus souverains et que nous mangeons à notre faim, beaucoup de personnes ont acquis des comportements imprévisibles et déroutants. Elles ont cessé de se rendre visite entre elles, de se prêter le moindre ustensile ménager - tout en renonçant du même coup à entourer leurs actes et leurs biens de la discrétion la plus élémentaire. Jadis les traditions d'honneur et de bon voisinage exigeaient que l'on partageât toute denrée rare (viande, fruits) avec ses proches et son voisin ou alors de la rentrer chez soi avec de telles précautions que personne ne pût en déceler le moindre indice. Maintenant, au contraire, c'est l'arrogance, la provocation. C'est à qui entassera le plus de déchets devant sa porte, c'est à qui pendra à ses fenêtres le plus de choses coûteuses et tentantes. Les gens possèdent désormais des biens et des objets dont ils ne pouvaient même pas rêver jadis : appareils tout en brillances et en angles droits qui servent à faire de la musique, du froid, de la chaleur, de la lumière, de la pénombre, du vent, de l'équilibre stable et instable, des images fixes ou mouvantes.

Mais la grande affaire demeure la bouffe. Sa variété inconnue jusque là avait d'abord surpris et désorienté en posant d'insolubles dilemmes. On peut donc consommer trois mets à la fois? Mais par lequel commencer? Et si l'on se gave du premier jusqu'à la gorge, comment agir à l'endroit des deux autres? A l'intérieur même des familles cette soudaine et excédante abondance fit naître d'inénarrables conflits. Les déclencheuses habituelles en sont les vieilles belles-mères édentées (elles se disent : « maintenant que nous n'avons plus avec quoi mastiquer voilà que le Dieu injuste déverse ses biens sur nous ») qui ne peuvent pas supporter de voir leurs brus manger à leur faim. Cela leur paraît un non-sens, un affront sans précédent. Elles ne s'étaient donc privées durant leur jeunesse, même de figues sèches et de ce couscous noirâtre de seigle qui racle la gorge, que pour voir en leurs vieux jours de jeunes femmes fainéantes et effrontées s'alimenter comme des bêtes de foire? A présent qu'elles-mêmes ont perdu et la denture et l'appétit, la vie cesse de tourner le dos aux créatures de Dieu. Non, les temps sont trop injustes et trop ingrats Les saints tutélaires eux-mêmes, avec leur sens aigu du châtiment et de la juste mesure, se seraient-ils assoupis, vaincus par l'opulence insultante et la superbe des temps nouveaux?

Les chercheurs d'os. P. 51

 
  © 2006   - Par TADJENANET au service de la culture Kabyle.